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Quand l’art de raconter des histoires trouve sa limite

Extraits du livre de Dusan KAZIC, DK. (2022). Quand les plantes n’en font qu’à leur tête. Concevoir un monde sans production ni économie.

pages 351 à 354

Edition La Découverte.
Collection Les empêcheurs de penser en rond.

“Le stage doit me permettre d’apprendre à me connecter aux plantes. Je dois être tôt le matin chez Rachel. Quand j’arrive pour le petit déjeuner, j’entends converser. Rachel et Odile, qui va aussi faite le stage sont déjà là.
[…]
On part dans les champs. Rachel nous demande de faire silence, de ne plus lui poser de questions pendant la marche en forêt. Evelyne doit se joindre à nous. Je ne sais pas qui c’est, mais je remarque que je vais faire mon stage avec trois femmes. Je suis ravi d’être minoritaire pendant deux jours. Il faut bien constater que, dès qu’il est question de sensible, de sensuel et non de rationnel et d’objectif, je me retrouve plutôt avec des femmes. On descend la petite colline, les chiens de Rachel nous suivent à la trace et on s’assoit au pied d’un hêtre où Evelyne nous attend. C’est une femme brune, la soixantaine, soigneusement vếtue pour l’occasion : chaussures de marche, pantalon bien coupé, chemise confortable. On fait connaissance, mais elle ne parle pas beaucoup.
Le hêtre en question est âgé, peut-être plus de cent ans. Il n’a pas de nom. Pourquoi est-il si rare de donner un nom aux arbres, et aux plantes en général, alors qu’on le fait systématiquement pour les chats, les chiens et les vaches ? Le tronc de l’arbre ne dépasse pas trois mètres avant de se diviser en trois branches dont chacune fait entre trois et cinq mètres. Deux de ces branches sont courbées, la troisième plutôt droite. Le houpier est un plein feuillage, imposant, mais le volume qu’il occupe est difficile à estimer. […] Il n’y a pas de voisins proches de son espèce ; les arbres les plus près sont à une centaine de mètres. Il n’est toutefois pas seul. Sur sa couronne, on trouve des compagnons : des plantes, des herbes, des fleurs sauvages vivent paisiblement en profitant de son ombre. On aperçoit des oiseaux, peut-être des hirondelles. Il y a du monde sur et autour du hêtre.

Rachel commence par rappeler un point fondamental : nous ne pouvons pas respirer sans le végétal. Sans les plantes, nous mourrions au bout de quelques secondes. Nous respirons l'”air végétal”. Rachel veut souligner que l’air n’est pas un phénomène qui va de soi. Ce n’est pas une donnée “naturelle”, mais quelque chose de fabriqué par le végétal. L’air (végétal) que les humains respirent est invisible, mais cela ne veut pas dire que l’espace est vide. L’expiration des plantes remplit cet espace nécessaire à la vie. Elle veut souligner que nous sommes fondamentalement liés avec le monde des plantes. C’est par la respiration qu’il faut commencer pour se connecter. Une des choses que l’on va apprendre est de respirer avec les plantes.

Elle s’interrompt pour me demander de ranger mon carnet. Si je suis venu ici, c’est pour me connecter aux plantes et non pas pour faire des observations à rapporter ensuite dans mon livre. Elle veut que je “débranche ma tête” et que je “branche mon corps”. Selon elle, je suis un peu “déséquilibré” entre l’intellect – l’esprit qui prend trop de place – et le corps. “Il faudra rectifier” et le stage sera une excellente occasion. Je proteste poliment en lui disant que ce serait vraiment dommage de priver d’éventuels lecteurs de ce que l’on va faire. “Ce n’est pas mon problème.” Si les gens veulent savoir comment ça se passe, ils n’ont qu’à venir et faire un stage ! Elle dit qu’elle “rêve de me couper la tête” pour voir mon corps. Je réagis : “je vois très bien que tu aimerais me couper la tête, mais tu sais que les gens qui suivent ma thèse vont me couper la tête si je ne leur dis pas ce qu’on fait.” Elle rit, mais ajoute que ce n’est toujours pas son problème. En revanche, la porte restera ouverte pour refaire le stage avec les responsables de ma thèse. Elle me fait comprendre poliment qu’elle ne veut pas que ce qui sera dit et fait pendant ces deux jours soit rapporté dans ma recherche. Elle veut que je me connecte aux plantes et non que je raconte des histoires sur la manière dont on a procédé. Ce sont les connexions qui doivent m’intéresser, pas les histoires.

Le lecteur comprendra pourquoi ce dernier chapitre reste inachevé. La méthode retenue était de raconter des histoires, ce qui supposait que les personnes auprès desquelles j’enquêtais donnent leur accord. Rachel me fait savoir que je dois m’arrêter et mettre un point final. Cette façon de faire n’est pas très habituelle, mais il y a un début à tout…

Les histoires trouvent ici leurs limites. Il y a des moments où l’on doit cesser d’en raconter pour faire autre chose.”

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